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FOLIO DU BLANC-MESNIL
4 mai 2016

Remettre la réduction du temps de travail au coeur du débat public, un article de Guillaume DUVAL d'Alternatives Economiques

nuit debout le 6 mai 2016

Travailler moins... une bataille de longue haleine. La réduction du temps de travail a de tout temps été accusée de tous les maux. Elle est pourtant au coeur de la dynamique économique et de la marche vers l'égalité femmes-hommes. Voici quelques-unes des raisons qui ont poussé Alternatives Economiques à lancer un appel pour relancer le débat sur la réduction du temps de travail :

« L'idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches », soulignait le philosophe britannique Bertrand Russell en 19321. Il faisait ce constat au coeur de la crise de 1929, quand, face au chômage de masse, ceux qui prônaient une réduction du temps de travail se heurtaient à une résistance acharnée. Depuis lors, le débat n'a manifestement guère progressé. Il a même plutôt régressé en France à en juger par les discussions actuelles autour de la loi El Khomri : quatre-vingts ans après le Front populaire , qui avait promu la semaine de 40 heures et les congés payés, les socialistes, revenus au pouvoir en pleine crise, cherchent désormais à faciliter au contraire l'allongement du temps de travail.

« Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l'aisance et la sécurité, concluait Bertrand Russell. Nous avons choisi à la place le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous nous sommes montrés bien bêtes, mais il n'y a pas de raisons pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment.» Il reste visiblement toujours aussi nécessaire de remettre les pendules à l'heure à ce sujet.

Un combat très ancien

Les affrontements sur la question du temps de travail ne datent pas des années 1930. Depuis le début du XIXe siècle, il avait fallu constamment batailler pour réussir à le limiter. En 1801, une loi britannique, la première du genre, interdisait ainsi le travail des enfants de moins de 8 ans dans les usines. En France, ce n'est qu'en 1841 que ce fut le cas, un délai lié notamment au retard hexagonal en matière d'industrialisation.

Les jérémiades des conservateurs et des chefs d'entreprise contre la réduction du temps de travail, accusée de plomber l'économie, n'ont jamais cessé

Si la loi est intervenue assez tôt cependant pour limiter le temps de travail des enfants et des femmes, c'était parce qu'il s'agissait là, aux yeux de nos ancêtres, d'individus mineurs incapables de contracter en connaissance de cause avec les chefs d'entreprise. Il faudra attendre beaucoup plus longtemps pour que soit reconnue la légitimité d'une régulation collective du temps de travail de tous les salariés. La tradition du 1er mai remonte ainsi à l'action des ouvriers de Chicago aux Etats-Unis, le 1er mai 1886, pour obtenir la journée de 8 heures.

En France, ce n'est qu'en 1919, dans l'immédiat après-Première Guerre mondiale et sous la menace de la révolution russe, que sera instituée cette journée de 8 heures, et donc à l'époque la semaine de 48 heures. En 1936, la semaine de 40 heures est votée, mais du fait de la guerre et de la période de reconstruction qui suivra, celle-ci ne deviendra effective que dans les années 1970. Quant aux congés payés, créés en 1936, ils passeront à quatre semaines en 1969, dans la foulée de mai 1968. Avant que la gauche, arrivée au pouvoir en 1981, n'accorde une 5e semaine de congés, tout en ramenant la durée hebdomadaire à 39 heures et en abaissant l'âge de départ en retraite à 60 ans. Leurs successeurs du gouvernement de Lionel Jospin mettront en oeuvre la semaine de 35 heures entre 1998 et 2000.

Un atout pour la croissance

Durant tout ce temps, les jérémiades des conservateurs et des chefs d'entreprise contre la réduction du temps de travail, accusée d'entretenir la paresse et de plomber l'économie, n'ont jamais cessé, en France comme ailleurs. La loi des 40 heures de 1936 avait en particulier servi à instruire le procès du Front populaire, rendu responsable de la défaite de 1940 en ayant freiné ainsi l'effort de réarmement.

La réduction massive du temps de travail, à l'oeuvre dans tous les pays industrialisés, a été au coeur de la dynamique économique de ces pays

Pourtant, la réduction massive du temps de travail, à l'oeuvre dans tous les pays industrialisés, n'a pas seulement amélioré radicalement les conditions de vie depuis deux siècles, elle a aussi été au coeur de la dynamique économique de ces pays durant toute cette période. En retardant l'entrée des jeunes sur le marché du travail, elle a permis d'élever nettement le niveau de qualification de la force de travail. En donnant aux salariés le temps de mieux reconstituer leur force de travail, non seulement physiquement mais aussi psychiquement, elle a boosté leur productivité tout en allongeant leur espérance de vie.

Cet allongement de la vie compense en bonne partie la réduction du temps de travail hebdomadaire : nos ancêtres qui travaillaient 12 heures par jour à partir de l'âge de 8 ans mourraient aussi beaucoup plus jeunes que nous. Face aux gains de productivité considérables réalisés depuis deux siècles, la réduction du temps de travail a permis également de limiter les pertes d'emplois associées à ce processus.

Nos ancêtres qui travaillaient 12 heures par jour à partir de l'âge de 8 ans mourraient aussi beaucoup plus jeunes que nous

En dégageant du temps de loisir, elle a aussi créé de nouvelles activités, comme le tourisme notamment, qui jouent aujourd'hui un rôle majeur dans nos économies, et particulièrement en France. Mais elle a également permis de dynamiser, via le temps dégagé pour des activités bénévoles, le tissu associatif et la vie démocratique : elle a été ainsi une condition sine qua non de la mise en oeuvre du suffrage universel. Bref, elle a contribué de façon décisive à la densité du lien social qui fonde en réalité les performances de nos économies.

Enfin, la réduction du temps de travail a été, même si cette évolution est loin d'être achevée, au coeur de la marche vers l'égalité femmes-hommes : elle a permis de remettre en cause la division sociale traditionnelle entre l'homme qui gagne sa vie à l'extérieur du foyer et la femme qui élève les enfants et effectue les tâches domestiques.

Mauvais procès contre les 35 heures

Malgré toutes ces vertus qui restent très actuelles, le sujet de la réduction du temps de travail est devenu désormais tabou en France. Ceci est lié notamment au mauvais souvenir laissé par le dernier épisode en date - le passage aux 35 heures au tournant des années 2000 - généralement considéré comme un échec par les Français. Pourtant, comme l'a établi le rapport parlementaire présenté en décembre 2014 par la députée Barbara Romagnan2, cette appréciation négative ne correspond pas à la réalité. Grâce aux 35 heures, le tournant des années 2000 a été la période où l'on a créé le plus d'emplois en France depuis tout l'après-guerre : plus de 2 millions entre 1997 et 2001, soit une hausse de 8,5 %.

Les 35 heures n'ont pas dégradé les marges des entreprises grâce aux exonérations de cotisations sociales accordées en contrepartie, ni leur compétitivité

Bien sûr, il y a eu partout de la croissance à ce moment-là, mais l'emploi n'a progressé sur la même période que de 4,8 % en Allemagne et de 4,5 % au Royaume-Uni… Quasiment deux fois moins qu'en France. Les 35 heures ne sont directement responsables que d'une partie de ces créations - 350 000 emplois, estime l'Insee -, mais la baisse rapide du chômage a redonné confiance et dopé notre économie davantage que chez nos voisins. Les 35 heures n'ont pas non plus dégradé les marges des entreprises grâce aux exonérations de cotisations sociales accordées en contrepartie, ni leur compétitivité : les échanges extérieurs du pays ont été excédentaires durant toute cette période. Cela a été possible parce que la réorganisation des entreprises, négociée à cette occasion, a permis en particulier un allongement sensible de la durée d'utilisation des machines : celle-ci est passée de 54 heures par semaine en moyenne en 1996 à 62 heures en 2000 dans les grandes entreprises. Ce qui permet de produire 15 % de produits en plus sans avoir besoin d'investir un euro. Un avantage compétitif considérable. Tout en contribuant également à rétablir les comptes sociaux, malgré les exonérations de cotisation, et les comptes publics grâce aux rentrées supplémentaires liées au recul du chômage : Lionel Jospin est le seul dirigeant depuis le début des années 1990 à avoir fait reculer l'endettement du pays, exprimé en pourcentage du produit intérieur brut (PIB).

Malgré les 35 heures, le temps le travail moyen des salariés Français se situe aujourd'hui toujours dans la moyenne des Européens : 34,4 h par semaine en 2014, contre 34,8 h dans la zone euro. C'est autant qu'en Allemagne et davantage qu'au Danemark (33,5 h par semaine), autre pays qu'on nous présente régulièrement comme un "modèle". Les vrais "paresseux" en Europe sont les Néerlandais, qui ne travaillent "que" 30,6 h par semaine en moyenne tout en étant par ailleurs, avec l'Allemagne, un pays modèle de la rigueur budgétaire… Il y a cependant des pays en Europe où on travaille nettement plus qu'en France : il en est ainsi de la Roumanie (40,8 h par semaine), de la Bulgarie, (39,7 h) ou encore de la Grèce (38,1 h). Autrement dit les pays les plus pauvres et les moins développés du continent.

Malgré les 35 heures, les Français figurent toujours parmi les plus productifs au monde

Malgré les 35 heures, les Français figurent aussi toujours parmi les plus productifs au monde : en 2015, chaque Français qui occupe un emploi a produit ainsi 12 % de richesses de plus en moyenne que son collègue allemand, 14 % de plus que la moyenne de la zone euro, 16 % de plus qu'un Italien, 27 % de plus qu'un Espagnol, 29 % de plus qu'un Japonais, 41 % de plus qu'un Coréen, 66 % de plus qu'un Polonais. Si nous étions aussi paresseux qu'on le dit, ça devrait obligatoirement se refléter dans ces chiffres…

En réalité, tous les pays comparables ont réduit le temps de travail dans des proportions analogues à la France depuis trente ans. Notre seule véritable spécificité est d'avoir réduit davantage le temps de travail des hommes que celui des femmes, alors que la plupart des autres ont surtout favorisé le travail à temps partiel féminin. Ce qui fait que l'écart moyen de temps de travail entre salariés hommes et femmes (4,7 h par semaine), bien que considérable, est quand même deux fois plus faible en France qu'aux Pays-Bas (10 heures), qu'en Allemagne (8,6 h) ou encore qu'au Royaume-Uni (8,4 h). Ce choix collectif ne devrait poser problème qu'à ceux qui veulent renvoyer les femmes dans leurs foyers. En tout cas, il n'engendre pas par lui-même de problème particulier sur le plan strictement économique, comme le montrent les chiffres de la productivité des salariés français.

Un problème classique de la théorie des jeux

Comment se fait-il, dans ces conditions, que les 35 heures aient été pourtant vécues comme un échec majeur par la société française ? Les années 2000 ont tout d'abord été marquées par une puissante vague de désindustrialisation et les 35 heures ont souvent été accusées d'en être la cause. En réalité, ce n'est pas le cas : le déterminant principal de cette désindustrialisation en France et en Europe a été la hausse de l'euro par rapport au dollar. L'euro qui valait 0,9 $ en 2000 était monté à 1,6 $ en 2008. Résultat : l'heure de travail d'un Français coûtait 17 % de moins que celle d'un Américain en 2000, mais elle en valait 14 % de plus en 2010, selon le Bureau of Labor Statistics américain. Même chose vis-à-vis de la Corée du Sud : en 2000, l'heure de travail d'un Coréen coûtait 46 % de celle d'un Français ; en 2010, elle n'en coûtait plus que 41 %. Parce que le won coréen est indexé sur le dollar. Du fait de l'appréciation de l'euro, l'écart s'est donc creusé entre le coût du travail en France et celui des pays émergents. D'où la perte de substance industrielle.

La réduction du temps de travail implique par nature une solidarité entreinsiders, ceux qui occupent déjà un emploi, etoutsiders, les chômeurs qui n'en ont pas

Mais les 35 heures ont aussi été mal vécues par beaucoup de Français pour une autre raison : la réduction du temps de travail implique par nature une solidarité entre insiders, ceux qui occupent déjà un emploi, et outsiders, les chômeurs qui n'en ont pas. Autrement dit, elle implique que les insiders se serrent un peu la ceinture pour faire de la place aux outsiders. Pour amortir la hausse de 10 % des salaires horaires liée au passage aux 35 heures, les salaires mensuels ont souvent été bloqués durablement dans les entreprises.

Le travail a aussi souvent été réorganisé en annualisant les horaires, éliminant ainsi les heures supplémentaires, tout en supprimant quelques pauses. En contrepartie, les salariés ont certes bénéficié de jours de congés en plus, mais beaucoup d'entre eux, notamment parmi les bas salaires, n'ont guère valorisé ce "plus" (ils le valorisent cependant davantage quand on essaie de le leur reprendre…). Bref, avec les 35 heures, on a certes fait deux millions d'heureux qui ont trouvé un emploi grâce à elles, mais dans le même temps on a fait aussi beaucoup de mécontents parmi les 24 millions de personnes qui en avaient déjà un en 1997.

Avec les 35 heures, la France s'est retrouvée confrontée à un problème classique en théorie des jeux : une politique optimale pour la société dans son ensemble ne l'est pas nécessairement pour chacun des individus qui la composent. C'est le rôle des "corps intermédiaires" (partis et syndicats) de résoudre ces contradictions entre intérêt général et intérêt individuel. Mais une des fragilités principales de la société française, c'est justement la faiblesse de ces corps intermédiaires. Le passif laissé (injustement) dans la mémoire collective par les 35 heures , habillement exploité par la classe politique, implique en tout cas de s'y prendre différemment, tant en termes de méthode que d'objectif, si on veut réussir à remettre l'indispensable réduction du temps de travail dans le débat public.

  • 1.Dans son opuscule Eloge de l'oisiveté, Allia, 2010 [1932].
  • 2."Rapport de la commission d'enquête sur l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail", disponible sur www.assemblee-nationale.fr/14/rap-enq/r2436.asp
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