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FOLIO DU BLANC-MESNIL
26 mars 2010

"En France, la peur de l'avenir n'a pas d'équivalent ailleurs"

Eric Maurin, directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), est l'auteur de La Peur du déclassement (Le Seuil).

Comment analyser les résultats de l'élection régionale ?

Les scrutins se suivent et se ressemblent, sourdement dominés par l'abstention et le vote Front national. Beaucoup de commentateurs insistent sur le caractère volatil des électeurs mais ce qui me frappe, c'est plutôt la persistance d'un rejet massif. Toute une partie de la population vit aujourd'hui dans la peur du lendemain et ne se sent pas représentée. Les régionales sont à bien des égards une réplique de scrutins antérieurs, comme 2002 ou 2004, même si la défiance peut prendre des visages différents selon la conjoncture politique. Ce climat est installé depuis longtemps dans le paysage politique français. Il est caractéristique d'une société parmi les plus fragmentées et les plus inquiètes du monde développé.

La géographie des comportements protestataires a-t-elle évolué ?

Pour moi, la première clé de lecture n'est pas géographique mais sociale. Le clivage central de la société se situe entre ceux dont l'avenir est protégé et ceux que menace la violence du marché du travail et des évolutions économiques. Ce clivage traverse les classes populaires et les classes moyennes. Il n'y a pas une seule "classe moyenne", une seule "France d'en bas", mais plusieurs, très inégalement exposées au risque de déclassement, les unes défendant des statuts chèrement acquis, les autres bataillant pour en obtenir, souvent en vain.

De fait, à chaque grand tournant de notre histoire économique, comme celui que nous vivons actuellement, certains métiers, certaines classes sociales voient leur position s'effondrer. Dans les années 1950, avec l'avènement de la société salariale, cela a été le cas du monde des petits commerçants, des petits artisans - ce qui a donné naissance au poujadisme. Dans les années 1980, c'est la classe ouvrière, celle du monde industriel traditionnel, qui a pris la mutation économique de plein fouet - d'où l'explosion initiale du Front national et sa persistance aujourd'hui dans les vieux territoires ouvriers de la désindustrialisation, comme le Nord-Pas-de-Calais ou l'est de la France.

Avec la globalisation technologique et commerciale, nous assistons désormais à un nouveau tournant : toute une partie des classes moyennes du secteur privé - les représentants de commerce, les techniciens, l'encadrement intermédiaire, les contremaîtres, mais aussi les agriculteurs, etc. - se retrouvent en grande difficulté, tant sur le plan du pouvoir d'achat que sur le plan résidentiel.

Ce mouvement de déclassement reste, pour l'heure, relativement contenu. Mais la question, c'est de savoir ce qui se passera, d'un point de vue électoral, si la crise s'étend encore aux cadres du privé par exemple. Jusqu'où, alors, progressera le discours de rejet ?

Cela signifie que les aspects conjoncturels (débat sur l'identité nationale...) n'ont en réalité qu'un effet limité sur les votes ?

Probablement. Les éléments structurels sont toujours déterminants. Et s'il existe un élément conjoncturel, c'est avant tout la récession économique : elle accroît le déchirement entre les classes moyennes du public, qui perçoivent la remise en cause de leurs statuts comme injuste, et les classes moyennes du privé, qui se sentent plus que jamais abandonnées face aux destructions d'emplois. Les classes sociales les plus menacées dans leurs statuts sont traditionnellement les plus proches de l'abstention ou du FN.

Dans sa campagne de 2007, Nicolas Sarkozy avait stigmatisé les fonctionnaires et promis qu'il défendrait le niveau de vie des catégories les plus affectées par la désindustrialisation. Or M. Sarkozy, pas plus qu'un autre, ne peut faire face à la concurrence de la Chine sur l'industrie européenne par exemple. D'où la déception d'une partie de son électorat, tant idéologique qu'économique. Le débat sur l'identité nationale a juste contribué à réactiver la répulsion qu'opère M. Sarkozy chez beaucoup de gens de gauche.

Le FN a-t-il retrouvé un espace politique ?

L'économie moderne postfordiste rejette en permanence une partie de la population sur le bord de la route, plus ou moins durablement déclassée. Du coup, les scrutins ne sont plus simplement polarisés entre droite et gauche, mais également par le clivage entre ceux qui adhèrent et ceux qui rejettent le monde économique tel qu'il se construit, autour des valeurs libérales notamment. Comme toute formation qui prône le rejet du système, l'extrême droite tire profit de cette polarisation fondamentale de l'électorat.

En France plus qu'ailleurs, du fait de notre prédilection pour les statuts, les échecs professionnels sont très longs et difficiles à surmonter. Il en résulte une peur de l'avenir qui n'a pas d'équivalent ailleurs dans le monde, capable de motiver des réactions de repli et de rejet aussi extrêmes qu'un vote FN.

Dans un sondage publié par "Le Monde" en janvier, les valeurs du FN (peine de mort, immigration...) apparaissaient en recul. Comment le comprendre ?

La cible traditionnelle du FN est principalement constituée d'électeurs peu diplômés. Elle a tendance à se réduire parce que la proportion de diplômés augmente. Le FN fait donc évoluer ses idées. En agitant la peur de l'islam, ses dirigeants se positionnent sur la laïcité, ce qui leur permet sans doute d'avoir un écho dans des milieux qui, traditionnellement, votent peu pour l'extrême droite. Je suis curieux, par exemple, de voir si le FN progresse dans des milieux comme le monde enseignant.

Propos recueillis par Luc Bronner - Le Monde

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