« Cessons de prétendre soumettre le monde à l’hybris de nos passions destructrices du reste du vivant, de confondre le travail avec l’orgueil et la démesure. » - Benoît Hamon, ancien candidat du PS à la présidentielle
JOEL SAGET / AFP
« Cessons de prétendre soumettre le monde à l’hybris de nos passions destructrices du reste du vivant, de confondre le travail avec l’orgueil et la démesure. » - Benoît Hamon, ancien candidat du PS à la présidentielle

TRAVAIL - « Métro, boulot, caveau », « Travailler moins pour vivre plus », « Le patriarcat nous crève au travail » ou « Je veux vivre à taux plein »… Voici les slogans qui peuplent les pancartes des foules joyeuses et déterminées dans les rues de France depuis trois mois. Tel un impensé des politiques publiques depuis 20 ans, le travail est omniprésent dans les manifestations contre une réforme des retraites qui ajoute deux années supplémentaires aux Français, avant de les autoriser à se retirer et ne plus consacrer l’essentiel de leur vie à la gagner.

J’observe cependant une grande confusion dans le débat autour de la valeur travail, à l’image générale d’un débat politique appauvri. De quoi parle-t-on quand on parle de travail ? Derrière ce mot, se dissimulent à la fois des réalités et des représentations idéologiques bien différentes. Cette confusion est source de nombreuses erreurs.

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La première erreur consiste à penser le travail en 2023 comme on le pensait encore dans les années 1980 ou 1990. Or, le travail a vu s’effondrer sa centralité dans la vie des Français. Quand 6 Français sur 10 jugeaient la place du travail dans leur vie « très importante » en 1990, seuls 2 Français sur 10 le pensent en 2023. Hier, la faveur d’une majorité de Français allait à gagner plus d’argent plutôt que du temps libre. Cet arbitrage s’est aujourd’hui inversé et la crise sanitaire a accéléré ce mouvement, même si cela n’interdit pas de rediscuter dans le contexte actuel d’inflation d’une nouvelle répartition de la valeur plus favorable aux salaires.

Il est souhaitable de faire entrer la République dans l’atelier, comme le souhaitait Jean Jaurès

Le travail peut être entendu comme le moyen de domestiquer la nature et de transformer le réel. Il prend ainsi le sens de l’œuvre à l’étymologie commune avec ouvrier. Mais première source de confusion, si le travail désigne l’activité par laquelle chacun peut se réaliser et se mettre en valeur aux yeux des autres, il est aussi le « labeur », c’est-à-dire l’activité rendue nécessaire pour répondre aux besoins essentiels de la vie. C’est par le truchement du travail que chacun mesure son utilité au risque, selon Hannah Arendt, que la barbarie totalitaire se révèle dans des sociétés qui réduisent l’intérêt des activités humaines à leur seule utilité.

Le travail est en effet également le moyen de situer les individus dans une distribution hiérarchique et symbolique des rôles qui attribue à chacun une place plus ou moins gratifiante, plus ou moins privilégiée dans la société. Dès le plus jeune âge, la société « apprend » aux élèves à l’heure de l’orientation entre la filière générale et la filière professionnelle que le travail « intellectuel » plus noble surpassera socialement le travail « manuel ». Cette hiérarchie a même longtemps justifié aux yeux de certains libéraux du XIXe siècle que le droit de vote soit réservé à ceux qui ont la compétence pour dire l’intérêt général et exclut les ouvriers, incapables de comprendre de par leur condition sociale, où se situe le bien commun. On notera d’ailleurs la persistance d’une imperfection de notre démocratie où le citoyen est souverain dans la cité mais abandonne ce pouvoir dès qu’il signe un contrat de travail dont une pierre cardinale est le lien de subordination du salarié à l’employeur.

Ainsi, l’économiste Thomas Coutrot a fait l’hypothèse que le management vertical qui chosifie les salariés, prédispose ceux-ci à la préférence pour les thèses autoritaires dans la cité. À l’inverse, en 2020, la Confédération générale des SCOP a montré que la pratique de la démocratie par les salariés dans les coopératives les rendait plus doués pour le compromis dans la cité. Il est donc souhaitable de faire entrer la République dans l’atelier, comme le souhaitait Jean Jaurès il y a un siècle, pour donner aux citoyens du pouvoir sur les décisions qui les concernent, jusque dans l’entreprise.

À supposer que le travail soit une valeur morale, l’économie et la société capitaliste lui ont donné avant tout une valeur marchande.

Le Travail est aussi le facteur clé avec le Capital de la production économique et de la création de richesse. C’est la source d’un autre malentendu dans le débat public qui mélange la valeur économique du Travail, quand on mesure la valeur d’un bien ou d’un service à la quantité de travail qui a été nécessaire pour le produire, avec le Travail entendu comme une valeur morale, selon laquelle travailler est naturellement bon, bon pour soi, bon pour la communauté, et parfois même bon pour le salut de l’âme. À supposer que le travail soit une valeur morale, l’économie et la société capitaliste lui ont donné avant tout une valeur marchande.

Enfin, dans son sens le plus usuel, le travail s’entend comme l’autre nom de l’emploi. À la question « Avez-vous un travail ? », on répondra « oui » ou « non », selon que l’on occupe un emploi ou pas. Pourtant, celui ou celle qui n’a pas d’emploi, ne travaille-t-il pas ? Voilà un autre malentendu. Le bénévolat associatif est un travail choisi et non rémunéré. Quand beaucoup de nos concitoyens cherchent un sens au travail, ils le trouvent moins dans les rapports de responsabilité sociale de leurs entreprises (RSE) que dans l’action désintéressée et le bénévolat créateurs de lien social auxquels ils se consacrent en dehors. Le travail domestique est une autre réalité - celle-ci très genrée - du travail dans nos sociétés. Sont-ils tous les deux sans valeur ?

Les conflits du travail ne se résoudront pas avec un nouveau « Grenelle » symbolique destiné à acheter la paix sociale

Les conflits du travail ne se résoudront pas avec un nouveau « Grenelle » symbolique destiné à acheter la paix sociale et contrebalancer la réforme des retraites. Le sujet mérite l’ouverture d’un chantier large et durable entre les partenaires sociaux et l’État.

L’option que je propose est de travailler moins longtemps et de poursuivre l’œuvre historique de réduction du temps de travail selon des modalités nombreuses : hebdomadaire - la semaine de 4 jours ; annuelle - une sixième semaine de congés payés ; et tout au long de la vie en indexant l’âge de départ à la retraite sur la pénibilité des emplois occupés.

L’option que je propose est de reconnaître tout le travail, notamment la valeur et l’utilité du travail en dehors de l’emploi, qu’il s’agisse de l’engagement bénévole ou du travail domestique et de lui proposer la contrepartie d’un revenu universel versé à tous de la naissance à la mort et progressivement mis en place en commençant par les jeunes.

À la question « Avez-vous un travail ? », on répondra « oui » ou « non ». Pourtant, celui ou celle qui n’a pas d’emploi, ne travaille-t-il pas ?

L’option que je propose est de ne plus laisser la République au seuil des entreprises et de valoriser toutes les formes de gouvernance qui rompent le monopole du pouvoir détenu par le capital et associent aux décisions stratégiques ses deux parties constituantes que sont les actionnaires qui apportent le capital et les salariés qui apportent leur force de travail. Il est crucial de rendre les modèles entrepreneuriaux de l’Économie sociale et solidaire (ESS) plus attractifs, de faciliter la transition vers ces formes d’entreprises démocratiques et non lucratives et de leur consacrer une loi de programmation qui permette le changement d’échelle de ce secteur.

L’option que je propose est de mettre le travail au service des communs et de la tempérance. Bien sûr, par le travail, l’homme s’arrache à l’état de nature et à la loi du plus fort. Mais cessons par le travail de vouloir « désorbiter l’univers » selon les mots visionnaires de Camus, cessons de prétendre soumettre le monde à l’hybris de nos passions destructrices du reste du vivant, de confondre le travail avec l’orgueil et la démesure.