Non à europa city, un autre projet est possible

TRIBUNE

Jacqueline Lorthiois, Jean-Pierre Orfeuil, Harm Smit et Jean Vivier

Dans une tribune à « l’Obs », quatre experts de l’aménagement urbain expliquent pourquoi les calculs qui permettent à l’établissement public chargé du Grand Paris Express de justifier la construction des deux lignes de métro sont sujets à caution.
Publié le 28 octobre 2022 à 10h00·Mis à jour le 28 octobre 2022 à 10h44
 
« Marches des terres » avec le collectif « Contre la ligne 18 », pour la préservation du plateau de Saclay. (DELPHINE LEFEBVRE / HANS LUCAS VIA AFP)

A l’heure où les débats font rage sur le budget de la Nation, penchons-nous sur celui du Grand Paris Express, le plus vaste projet d’infrastructure d’Europe, lancé en grande pompe en 2011 et censé nous conduire à une révolution urbaine digne des travaux d’Haussmann.

Ses cinq lignes de métro automatique et ses 68 gares, dont la mise en service était initialement prévue en 2020, portaient la promesse d’une mobilité fluidifiée, permettant à la population de se déplacer confortablement d’un bout à l’autre de la région, de La Défense à Orly, de Roissy à Marne-la-Vallée, du Bourget à Versailles.

 
A ce nouveau réseau de transports s’ajoutait le rêve d’une « Silicon Valley à la française », regroupant, sur les terres de Saclay, l’élite de l’enseignement supérieur et de la recherche afin qu’elle se hisse dans les hauteurs du prestigieux « classement de Shanghaï ».

Depuis, l’opinion publique a été abreuvée de discours incantatoires autour de ce « chantier du siècle », qui devait miraculeusement métamorphoser la région capitale pour lui faire retrouver son rang de « ville-monde » grâce à une croissance économique forte et à la création de centaines de milliers d’emplois. L’avenir était radieux : le projet de transports devait profiter par un effet de ruissellement à l’ensemble du territoire national.

Fin de l’abondance

Aujourd’hui, c’est l’ensemble de la vision qui a présidé au Grand Paris Express et les mensonges sur les coûts, les délais, et les bénéfices escomptés qui se heurtent au principe de réalité : c’est la fin de l’abondance et de l’insouciance. En effet, dans un contexte de sobriété énergétique forcée et de choix budgétaires très contraints, ni les moyens financiers, ni les ressources d’ingénierie disponibles ne permettent sérieusement d’envisager désormais la réalisation de l’ensemble des lignes prévues et simultanément l’entretien et la rénovation du réseau de transports existant.

Car les coûts du Grand Paris Express explosent : des 19 milliards initiaux, le budget global a été évalué à 38,5 milliards fin 2017 par la Cour des Comptes, et atteindrait, en 2022, la somme vertigineuse de 60 milliards d’euros. Un chiffre d’autant plus choquant que pour la majorité des Franciliens, la « galère des transports » s’aggrave : le sous-investissement chronique et le mauvais entretien du réseau, auxquels s’ajoute la difficulté à recruter des conducteurs, entraînent retards quotidiens et annulations à répétition.

Si quelques experts avaient d’emblée dénoncé l’illusionnisme des porteurs du projet et averti de la pente glissante sur laquelle les pouvoirs publics s’étaient engagés, la classe politique semble chloroformée. Paralysée par la crainte d’ouvrir la boîte de Pandore en apportant la moindre modification au projet initial, elle ne s’est jamais risquée à mettre en doute les prévisions de la Société du Grand Paris. Pourtant une analyse précise des évaluations socio-économiques apporte un éclairage inédit sur les procédés douteux employés par cet établissement public, maître d’ouvrage à la fois juge et partie, et qui tente coûte que coûte de justifier chacune des lignes du Grand Paris Express.

De l’art de gonfler la colonne « bénéfices »

En effet, une comparaison des évaluations de la Société du Grand Paris à cinq ans d’intervalle révèle une étrange évolution : les lignes 17 Nord et 18, considérées en 2016 comme les moins rentables de tout le réseau, deviennent subitement les plus avantageuses en 2021. Avant chaque chantier, une infrastructure de transport est l’objet d’un calcul qui met en regard ses bénéfices (gain de temps, confort, régularité) par rapport à ses coûts d’investissement. On arrive alors à un chiffre appelé « valeur actualisée nette » (VAN). Or, pour la ligne 17 Nord, ce chiffre a augmenté de 745 %. Et celui de la ligne 18 de… 1 875 % !

Ce sont les tronçons les plus contestés car ils circuleraient presque à vide, passeraient au milieu des champs, au cœur de zones agricoles très fertiles et riches en biodiversité… et relieraient entre eux des pôles d’activités éloignés des zones d’habitat, ce qui ne représente que 3 % des besoins de transports.

Si les lignes 14 et 15 peuvent prétendre à l’utilité publique, pour justifier les autres, la Société du Grand Paris utilise un double trucage. Dans un premier temps, elle réalise une évaluation des bénéfices au niveau de l’ensemble du réseau, en y intégrant des éléments inhabituels (qu’elles nomment « bénéfices élargis ») tels que les emplois supposés créés grâce à l’infrastructure ou encore un nébuleux « effet d’agglomération »… Ce qui, bien sûr, gonfle sérieusement la colonne « bénéfices »

Puis, dans un deuxième temps, elle répartit le résultat global sur les différentes lignes selon un jeu de coefficients dont elle garde le secret. Au fil du temps, elle a baissé la rentabilité des lignes où l’avancement des travaux est tel qu’un retour en arrière n’est plus envisageable pour augmenter celle des lignes où un revirement reste possible. Ainsi, une simple manipulation des clés de répartition augmente ou réduit les poids respectifs. Voilà un tour de passe-passe qui n’est pas passé totalement inaperçu. Notre article « Les comptes fantastiques de la Société du Grand Paris » en fournit davantage de détails.

Le cas de la ligne 17 Nord montre l’inconsistance de la manipulation : les prévisions initiales de sa fréquentation reposaient très largement sur le mégaprojet EuropaCity (abandonné en 2019) et son centre d’affaires, le terminal T4 (reporté sine die) – soit 70 000 emplois envolés en fumée – et le Parc international d’expositions (concurrencé par les salons virtuels). De surcroît, le CDG Express captera une fraction significative des voyageurs aériens. La « valeur actualisée nette » de cette ligne aurait donc dû passer dans le rouge. Au lieu de quoi, elle a monté en flèche.

Notons par ailleurs un joli maquillage du côté du financement : la Société du Grand Paris émet des obligations dites « vertes », emprunts présentant des avantages financiers sous prétexte de vertus écologiques (report modal de la voiture vers les transports collectifs, maîtrise de l’étalement urbain…) qui relèvent du miroir aux alouettes. Leur valeur dépasse 24 milliards d’euros en 2022.

Cela permet à l’émetteur de dépenser sans compter en arrosant le lobby du bâtiment et des travaux publics, aux frais des contribuables, ceux d’aujourd’hui et surtout ceux de demain et d’après-demain. La Cour des Comptes n’a-t-elle pas évoqué un risque de « dette perpétuelle » ?

Les manipulations de la Société du Grand Paris représentent un problème d’envergure nationale, qui a d’ailleurs été signalé par l’économiste des transports Yves Crozet lors de son audition devant le Sénat : qui, sinon l’Etat, se trouvera in fine dans l’obligation de racheter la dette contractée par la Société du Grand Paris, comme il a dû le faire par le passé pour celle de SNCF Réseau ? Cet expert apporte la démonstration, comme le Cercle des transports fin 2015 et la Cour des comptes fin 2017, qu’on ne peut à la fois réaliser l’ensemble des lignes du Grand Paris Express et la remise à niveau des transports franciliens existants.

Aussi demandons-nous un moratoire immédiat sur les lignes 17 Nord et 18 Ouest, dont l’inutilité publique et la toxicité écologique sont désormais avérées. Une nouvelle évaluation socio-économique du Grand Paris Express, réalisée par des experts indépendants s’impose.

Le problème soulevé est grave et urgent. Pendant que le délabrement des transports collectifs exaspère les usagers, les effets néfastes de la fuite en avant du Grand Paris s’accélèrent : creusement périlleux de la dette publique, concentration des richesses et aggravation des inégalités territoriales, densification à outrance et déplacement des pauvres vers la périphérie.

« En finir avec l’addiction aux grands projets »

On ne peut laisser aux technocrates de la Société du Grand Paris le pouvoir d’imposer la réalisation de lignes de métro inutiles, alors que la priorité est la remise à niveau du réseau francilien existant. Et à l’échelle du territoire national, notamment en zone rurale, rien n’a réellement changé depuis le mouvement des « gilets jaunes » ; le budget pharaonique du Grand Paris, indécent en ces temps d’austérité budgétaire, ne peut plus se faire aux dépens de l’investissement dans les transports publics des autres régions.

Au moment où le gouvernement proclame la nécessité des économies d’énergie et alors que notre souveraineté alimentaire est devenue une question de sécurité nationale, comment accepter une planification territoriale portée par des élus qui semblent bafouer l’intérêt général, entraînant de nouvelles destructions de terres agricoles et aggravant le dérèglement climatique ? L’attractivité de la région capitale tient plus à son offre d’emplois qualifiés desservis par des transports publics en état de marche qu’à la construction de métros en pleins champs basée sur la notion dépassée de « Paris-ville monde ». Comme l’a affirmé avec force Elisabeth Borne, il est temps d’« en finir avec l’addiction aux grands projets » !

 

BIO EXPRESS

Jacqueline Lorthiois, urbaniste et socio-économiste, a travaillé dans différents cabinets ministériels, dont l’Emploi et l’Aménagement du territoire.
Jean-Pierre Orfeuil est urbaniste et spécialiste des transports et professeur émérite de l’Institut d’Urbanisme de Paris et de l’Ecole des Ponts et Chaussées.
Harm Smit est ingénieur de l’Ecole polytechnique de Delft (Pays-Bas). Il a travaillé avec l’urbaniste Marc Wiel pour l’élaboration de ses trois derniers livres au sujet du Grand Paris.
Jean Vivier, ingénieur civil de l’Ecole des Mines de Paris, a été chef des services d’études de la RATP, où il a été le concepteur du projet Meteor, devenu l’actuelle ligne 14.

Par Jacqueline Lorthiois, Jean-Pierre Orfeuil, Harm Smit et Jean Vivier