A quand la fin des hyper-privilèges ?
Les faits sont bien établis par une étude de
Camille Landais, économiste à l’Ecole
d’économie de Paris. Ils sont hélas
trop méconnus. Ces dernières années,
le revenu de l’immense majorité des
Français a quasiment stagné : entre 1998 et 2005,
90% des foyers, soit 31,5 millions de familles, ont vu leur revenu
croître de 0,6% par an seulement. Chaque mois, ces millions
de femmes, d’hommes et d’enfants vivent avec 1 500 € en moyenne. Parfois un peu plus. Souvent beaucoup moins.
De l’autre côté du miroir, les
très hauts revenus ont explosé. Les 3 500
contribuables les plus riches du pays (sur 35 millions de contribuables
aujourd’hui en France), ont connu des hausses de revenu de
43%. Chaque mois, ces familles gagnent en moyenne 125 000 €.
Parfois un peu moins. Souvent beaucoup plus.
Cette augmentation des inégalités vient
d’abord des inégalités de patrimoine.
Mais les inégalités salariales ne sont pas en
reste. Les 2 500 personnes les mieux payées de France,
notamment les chefs d’entreprises de très grands
groupes, ont vu leurs salaires augmenter de moitié entre
1998 et 2005. En comparaison, les 20 millions de travailleurs qui
représentent 90% de la population salariée,
n’ont eu droit qu’à 4% en huit ans.
La France connaît ainsi une évolution qui la
rapproche progressivement des pays anglo-saxons. Sommes-nous
sûr de le vouloir, au moment où le
libéralisme apporte l’ultime preuve de sa
toxicité ? En 2007, le Directeur
général de l’Oréal a
gagné plus de 250 fois le SMIC. Quelle compétence
peut, en dernier ressort, justifier ce niveau de
rémunération ? Les dirigeants de grandes
entreprises engagent-ils leur propre capital ? Non. S’agit-il
de la juste rémunération du risque pris par
l’entrepreneur ? Non plus.
Car il y a d’un côté les dirigeants de
PME. Ceux-ci engagent leur propre capital, ils sont souvent caution
personnelle et peuvent tout perdre du jour au lendemain. Et il y a de
l’autre les dirigeants d’entreprises
cotées au CAC 40. Ceux-là prennent des risques
avec un argent qui ne leur appartient pas. Ils sont
intéressés aux profits. Mais les pertes ne les
atteignent pas.
Demander la limitation de certaines
rémunérations, voire leur suppression
lorsqu’il s’agit des stock-options, ce
n’est donc pas crier au loup, clouer au pilori et vouer aux
gémonies. Ce n’est pas non plus céder
à la tentation de l’amalgame stérile,
celui du "tous pareils". C’est avoir le
sens de l’intérêt
général. C’est avoir la
lucidité d'admettre que le capitalisme
créé aujourd’hui les conditions de sa
propre perte. Apprenons au moins des échecs qui ont
plongé le monde dans la dépression.
De quoi s’agit-il au fond ?
D’abord de justice. On ne bâtit pas une
société harmonieuse sur des gouffres. Il
n’est pas de cohésion, il n’est pas de
conscience commune ou d’unité quand
l’inégalité des conditions de vie, les
privilèges, les prébendes créent des
castes.
D’efficacité ensuite. On ne peut laisser perdurer
des modes de rémunération qui conduisent les
dirigeants à prendre des risques incalculés, au
mépris de l’entreprise elle-même et de
ceux qui se dévouent sincèrement pour elle. Les
bonus bancaires et les stock-options privilégient
l’augmentation artificielle du cours des actions :
modération salariale pour les plus nombreux voire
licenciements boursiers pour gonfler une rentabilité de
façade ; versement de dividendes pour
l’actionnaire. Combien d’entreprises ont ainsi
préparé le terrain de leur échec ?
Alors on nous propose aujourd’hui un décret pour
limiter les rémunérations des dirigeants.
L’idée serait bonne si on avait
réellement eu la volonté d’attaquer le
mal à la racine. Il n’en est rien et je le
regrette : on offre quelques « retaillons » de
réforme pour faire oublier les connivences, en
espérant ainsi calmer la colère populaire. Trois
raisons me conduisent à déchirer le voile
d’illusion que certains tentent de tendre sous nos yeux :
• Le champ
d’application du décret d’abord,
qui se
limite aux sociétés dans lesquelles
l’Etat apporte des aides directes. Or les effets pervers et
les injustices liées aux versements de bonus, de
stock-options, de parachutes dorés et de retraites chapeaux
concernent évidemment un nombre bien plus
élevé d’entreprises,
d’ailleurs toutes aidées par l’Etat sous
forme d’allègement de cotisations sociales.
• Son objet
ensuite. Le
décret n’interdit que l’attribution
d’actions gratuites et de stock-options. Il se contente
« d’encadrer » les bonus par des
recommandations sur les montants et les critères de
performances. Rien de sérieux sur les parachutes
dorés ou les retraites chapeaux.
• Sa
durée enfin. Le
décret, qui n’a par nature aucun effet
rétroactif, étend sa portée
jusqu’à fin 2010, comme si ce qui était
inacceptable aujourd’hui ne l’était plus
demain.
Ne l’oublions pas : la crise que nous traversons est celle
d’un libéralisme fondé sur
l’absence de règles et de contre-pouvoirs, sur les
privilèges qu’une minorité
s’est accordée à elle-même,
sur la recherche d’un profit à tout prix qui a
encouragé les spéculations les plus folles. Au
moment où il est question de «refondation du
capitalisme», une autre direction est plus que jamais
nécessaire. Celle-ci pourrait être
articulée autour de trois piliers :
• Proposer une
loi supprimant
purement et simplement les rémunérations en
actions gratuites et stock-options. Pour les start-ups, le
système de Bons de Souscription d’Actions serait
maintenu et développé de manière
à favoriser la création et l’innovation.
• Instaurer de
véritables contrepouvoirs salariaux au sein des entreprises.
On nous a présenté la transparence comme une
nouvelle panacée. Mais que vaut la transparence
lorsqu’elle devient source d’un alignement par le
haut, lorsqu’un dirigeant, voyant les droits que
s’octroie son voisin, décide de suivre et dit
«banco» ? Ce qu’il faut,
c’est donner enfin aux salariés la
possibilité d’être
représentés, par exemple à hauteur de
30 % dans les conseils d’administration des entreprises.
• Abroger le
bouclier fiscal,
qui encourage tous les excès, et poser l’acte
d’une véritable révolution fiscale.
Les
800 personnes qui, en 2008, ont
bénéficié d’un
chèque de 368 000 euros sont celles qui jouissent
déjà des rémunérations les
plus élevées. Cette « double prime
» est d’autant plus révoltante que la
progressivité de l’impôt est
déjà rognée par les 500 niches
fiscales qui existent dans notre pays.
Face au sentiment de révolte qui monte aujourd’hui
de partout, nous proposons une révolution pacifique,
fondée sur la justice et le respect de ceux qui, victimes de
la crise, s’exaspèrent de voir une
minorité cumuler les privilèges. Plus que jamais
nous attendons de ceux qui nous gouvernent de l’ordre juste,
de l’exemplarité et un sens aigu des
responsabilités.
Amitiés,
Ségolène Royal
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